Retour sur le Web Summit 2023
Head of Strategy
La semaine dernière, nous nous sommes rendus à Lisbonne pour assister au Web Summit. Sans surprise, il y était beaucoup question d’IA. Pour ne pas mentir, on peut même dire que le sujet a quelque peu trusté les podiums, au détriment de la richesse et de la diversité des innovations présentées et des points de vue et débats d’idées qui font traditionnellement l’éclat _et l’intérêt_ de cet événement.
Un échange m’a toutefois marquée, par la posture incarnée, radicalement à contre-courant des discours convenus et de l’enthousiasme _forcé_ pour l’IA que se devaient visiblement d’afficher tous les speakers...
Certes l’avenir est prometteur et l’usage de différents modèles et intégrations d’IA peut amener de réelles innovations voire disruptions (et une forme de progrès), par exemple dans la santé ou la sécurité… Et évidemment cela pose autant de questions sur l’éthique et la régulation qui devraient s’imposer _mais où les acteurs et organes décisionnaires semblent bien vite dépassés…_ comme l’a justement souligné Meredith Whittaker , de Signal*, avançant que si l’on voulait éviter les écueils que connaît Internet aujourd’hui _avec des situations de concentration ou de monopole, des questions de neutralité du net qui se posent sérieusement, des égos monstrueux à la tête de plateformes qui font l’information autant que la désinformation, et des entorses à l’éthique que tout le monde reconnaît mais où il est trop tard pour faire machine arrière_ … il serait bon d’inviter d’autres acteurs que les géants de la tech à la table des discussions sur la régulation nécessaire de l’IA (dont le AI Act en Europe, par exemple).
En tant qu’agence, notre rôle dans ces débats est totalement insignifiant, en toute humilité. En revanche, fixer dès à présent notre propre ligne de conduite et d’éthique par rapport à l’usage des nouveaux outils à notre disposition devrait nous permettre d’anticiper les réglementations à venir, et d’éviter un changement de modèle subi, à marche forcée, tel qu’on l’a connu lors l’avènement du cookie-less ou de la RGPD (là où il a fallu du jour au lendemain réinventer la performance à l’aune des contraintes légales imposées).
*Si quelqu’un peut se permettre de luxe d’une posture à contre-courant, c’est bien elle _et pas seulement du fait d’être une femme CEO d’un acteur majeur de la tech_ car Signal, elle l’a d’ailleurs répété en ouverture de son échange sur la Central Stage, Signal est NON PROFIT , ce qui garantit de facto à ses utilisateurs un service sécurisé, neutre et de qualité.
Si l’on se concentre sur nos métiers du marketing et de la communication, et toujours en lien avec l’IA puisque c’était le thème tacitement imposé de ce dernier Web Summit, je resterais sur : beaucoup de discours mais peu de concret ; et donc un brin de déception.
C’est pourquoi je choisis de revenir sur la keynote "A guide to design transformation" de Dan Gartner - CEO de Code and Theory, assez détonante (elle aussi) dans le panorama convenu des panégyriques de l’IA...
Dan Gardner commence en effet par nous expliquer que, comme toute révolution techno avant elle, il y a 2 manières spontanées (et peu efficaces) de réagir à l’avènement d’une innovation : réagir de manière excessive (et précipitée), ou ne rien faire. Dans les 2 cas il s’agit d’une erreur. On comprend aisément pourquoi ignorer l’innovation comme un éléphant dans la pièce est peu recommandé comme approche… mais pourquoi, comment peut-on trop réagir, ou sur-réagir à une promesse technologique ?
C’est sans doute le volet que j’ai trouvé le plus intéressant à son discours, lorsque Dan Gardner nous expose les 5 écueils d’une réaction précipitée face à l’IA :
- Ecueil #1 : Considérer l’IA comme un moyen pur et simple de réduire les coûts : courir à l’économie là où précisément il y a une opportunité d’innover est en effet assez illogique, et sans doute pas la voie vers le succès… comme toute autre technologie avant elle, l’IA doit être apprivoisée, maîtrisée, et requiert en conséquence du temps investi et de l’expertise pour être mise en place et éprouvée… donc pas une diminution automatique des coûts.
- Ecueil #2 : Vouloir immédiatement présenter des cas d’usages : tenir absolument à être le 1er (à tester, à le dire, le faire, communiquer…) au risque de s’en saisir de manière superficielle et d’utiliser ladite techno de manière totalement gratuite et injustifiée… il va falloir du temps avant d’identifier des cas probants et des modèles d’usage qui présentent une réelle valeur ajoutée. Il y a donc fort à parier que les premiers à s’en revendiquer ne présentent pas les solutions les plus pertinentes...
- Ecueil #3 : Manquer d’originalité dans le discours comme dans l’exécution : on ne va pas se mentir, les « premières idées » sont rarement les meilleures (ce sont même précisément celles que tout bon stratège apprend à éliminer d’office, car ce sont nécessairement celles qui viennent spontanément à l’esprit de tout le monde…) Dans un métier où, étant au service des marques, on recherche la singularité, la précipitation n’est sans doute pas le meilleur moyen d’identifier (tester, éprouver, affiner avant d’obtenir) une solution unique, différenciante, qui produise du sens et de la valeur dans une application propre à une marque et à son contexte.
- Ecueil #4 : Laisser les statuts organisationnels freiner voire bloquer l’innovation ; autrement dit, si l’on n’est pas structurellement prêt à embrasser le changement, si l’organisation ne s’autorise pas la marge de manœuvre nécessaire à l’agilité _voire au chaos dans une certaine mesure_ il n’en sortira rien de probant. (Dan Gardner souligne par ailleurs, à juste titre, que la transformation digitale est une transformation du business, et que la transformation IA est une transformation digitale…) Une transformation ou une révolution : il faut créer les conditions adéquates pour accueillir ce nouveau paradigme.
- Ecueil #5 : Passer à côté des biais en s’affranchissant des données : les idées préconçues vont bon train et à l’heure où les réseaux sociaux amplifient le moindre « point de vue » pour en faire des règles générales (pour personnes pressées d’adopter une opinion, quitte à ce qu’elle soit sans fondement), il est tentant de s’approprier _de manière précipitée donc superficielle_ un avis, une opinion voire une simple croyance, pour « avoir quelque chose à dire sur le sujet ». Mais sans recul, sans données collectées et analysées, on a juste un avis, vague et creux, mais pas de retour d’expérience. L’IA est une formidable machine de traitement de données en tout genre ; mais il faut ainsi la nourrir copieusement avant de pouvoir tirer quelque conclusion.
Ces 5 erreurs nous permettent de mettre en lumière ce qu’il manque, pour l’heure, à l’usage de l’IA : l’intelligence émotionnelle, et j’ajouterais le recul. Dan Gardner nous rappelle en effet qu’à ce stade, personne (dans nos métiers j’entends, et nous ne sommes pas chercheurs au MIT) personne donc n’est ni ne peut se proclamer expert de l’IA (curieux, intéressés, passionnés, bêta testeurs, early adopters, sans aucun doute ; mais pas experts). L’humilité (et le travail) doivent ainsi être au cœur d’une démarche où nous sommes tous apprenants et en cours de construction d’un schéma prometteur, mais encore WIP.